Vers le côté-Est du Port de Pêche de Lomé communément appelé « Habour », nous longeons la plage. Nous sommes en Septembre 2017, peu après le début de la grande saison de pêche. Le vent souffle par ravale et la mer fait grand bruit. On aperçoit à perte de vue des habitations de fortune, accessibles par des ruelles de terre bosselée. Il s’agit d’un village de pécheurs, appelé Katanga. La poussière environnante associée à une insalubrité criarde choque. Pourtant, dans ces lieux vivent de milliers de personnes, des communautés de diverses régions du Togo et celles des pays voisins à l’instar du Ghana. Ici, toutes les activités économiques tournent autour de la pêche. C’est un véritable petit monde où grouillent pêcheurs, mareyeuses, transformatrices et revendeuses de poissons … Personne n’a le temps pour s’amuser. Hommes, femmes et enfants sont tous au travail, presque sans repos. De jour comme de nuit, sous la pluie comme sous le soleil, les hommes au péril de leur vie prennent d’assaut la mer, dans le seul espoir de ramener des poissons. Et aux femmes de prendre le relais. Elles trient, lavent, sèchent ou fument les poissons. Les enfants quant à eux, commencent dès leur plus jeune âge à se familiariser avec le milieu aquatique.
Ironie du sort, ces populations qui s’adonnent à cœur joie au travail, voient leurs activités économiques ralentir de manière drastique, depuis que les pratiques de la pêche illicite se sont accentuées au large des côtes Ouest Africaines. Loin d’être un phénomène nouveau, la pêche illicite non déclarée et non réglementée (INN) a en réalité, gagné en intensité ces dernières années. En témoigne les incessantes alertes de l’organisation internationale « Greenpeace ».Motivée par plusieurs raisons dont le gain économique, la pêche INN, selon les spécialistes, inclut des activités diverses telles que la pêche non autorisée dans les Zones Economiques Exclusives (ZEE) et dans les Organisations Régionales de Gestion des Pêches (ORGP). Elle concerne également la prise d’espèces juvéniles et/ou protégées, la non déclaration des prises, le transbordement en mer, l’utilisation d’engins prohibés (lamparos artisanales, filets à petites mailles et autres techniques de capture non durables). La pratique constitue non seulement une véritable menace environnementale mais elle a également de graves impacts sur les populations côtières.
Au Togo, elle affecte dangereusement ces communautés qui fournissent sur le marché une bonne partie de poissons notamment les anchois, sardines, thons, coquillages, harengs, maquereaux, crevettes, crabes… et autres crustacés.
Un enfant qui aide sa mère à Katanga
« Nous travaillons mais nous vivons dans une grande précarité »
En labourant les fonds de la mer avec leurs engins de pêche, les chalutiers détruisent l’habitat des poissons et les rendent peu à peu stériles. Les pêcheurs artisanaux voient ainsi leurs prises diminuées de jour en jour. Ce qui entraine une situation de pauvreté non seulement de ces pêcheurs mais aussi de tous les acteurs liés à la pêche artisanale. La colère des communautés côtières qui assistent impuissamment au pillage des poissons par les bateaux étrangers, en dit long.
« Des bateaux sophistiqués viennent pêcher clandestinement dans nos eaux. Ces chalutiers bousculent la translation, détruisent les zones de reproduction, cassent les roches et gorgones et les poissons s’éloignent. Conséquence, nous travaillons mais nous vivons dans une grande précarité», nous confie M. Kissimbo HUNLEDE, qui pratique la pêche depuis l’âge de 6 ans.
L’homme âgé aujourd’hui de 86 ans, surnommé « doyen », dénonce également l’attitude de ses collègues qui continuent d’utiliser des lamparos fabriqués artisanalement, des filets inappropriés et des produits chimiques paralysant les poissons. « Il faut que tout cela cesse », lance-t-il.
Mawouli, né à katanga est fils d’un pêcheur et d’une fumeuse de poissons. Il fait la senne de plage depuis le bas âge. Rencontré, le jeune pêcheur nous explique à son tour, comment la pêche illicite a rendu plus vulnérable son « village natal ». «Du haut de la mer, les navires étrangers captent tous nos poissons et nous n’avons plus rien. Quand j’ai commencé à faire la pêche, normalement à pareille période de grande saison, on capte beaucoup de poissons. Maintenant, on pratique la même pêche à la même période et on n’a rien. Tant que nous n’avons pas suffisamment de ressources, il devient difficile pour nous de renouveler les matériels d’exploitations. En plus, nous avons des familles à nourrir. Mais comme nous n’avons plus de poissons, nous n’arrivons pas à subvenir à nos besoins », déplore-t-il.
Chez les fumeuses de poissons, le son de cloche est le même. Mme AHOLLOU Doris, Présidente d’une organisation de fumeuses de poissons dénommée « Scoops Amen », basée à Katanga martèle : « Aujourd’hui où il y a pénurie, le prix du poisson revient très cher. Le panier que nous achetions dans le temps à 3000 F CFA coûte aujourd’hui jusqu’à 33000 F CFA par moment. Et donc, nous n’avons pas assez de bénéfices, parfois même nous perdons. Il est donc difficile pour nous, de trouver de quoi vivre et des moyens pour soigner nos enfants, en cas de maladies ».
Selon ces populations côtières, la scolarisation des enfants en prend également un coup. Des informations confirmées par les témoignages de deux adolescents qui ont respectivement quitté les bancs à l’âge de 15 et 12 ans. « J’étais en classe de 5ème quand mon papa m’a dit que je ne pourrai plus continuer mes cours, faute de moyens. Et depuis trois ans, je l’aide à pratiquer la pêche», a raconté Yawovi. Et à son ami Ayité de renchérir : « Ces enfants qui sont là-bas, tout comme moi, ne vont pas à l’école. Nos parents n’ont pas d’argent ».
Cet abandon scolaire des enfants n’est pas sans conséquences. Le vol, le banditisme, la délinquance et l’usage de la drogue sont entre autres fréquents dans le milieu.
Aussi cette grande précarité associée à l’insalubrité criarde entraine-t-elle la récurrence des épidémies à Katanga. On se souvient qu’en 2013, ce quartier a été déclaré le plus important foyer de cholera dans la Commune-Lomé.
Par ailleurs, des sources révèlent que beaucoup de jeunes se désintéressent du secteur de la pêche à cause du phénomène de la pêche illicite. Ainsi pendant que certains quittent Katanga pour la capitale Lomé, d’autres entrevoient la migration illégale vers l’Europe comme l’ultime solution à leur désarroi.
Toutefois, devant une telle précarité, les populations côtières ne baissent pas les bras.
Vue partielle de Katanga
Des mesures sont prises à l’interne pour contrer le fléau
Réunis au sein d’une grande organisation dénommée Union des Coopératives de Pêche Maritime (UNICOOPEMA), dont le siège est basé à Katanga, les pécheurs, mareyeuses, revendeuses et transformatrices de poissons luttent quotidiennement pour mettre fin à la pêche illicite, à travers des sensibilisations. C’est d’ailleurs, l’une des principales missions de cette union.
Il est également mis en place une coordination de pêcheurs au niveau du Port de pêche qui a pour rôle de faire une surveillance stricte des matériels de pêche. « En notre sein, nous faisons donc de l’auto surveillance. La mesure réduit à petit coup les pratiques illicites au niveau de la pêche artisanale », explique M. ADAM Abdou Derman, Secrétaire Général de l’UGCPD, organisation membre de l’UNICOOPEMA.
Une prise de conscience de l’Etat
Le gouvernement togolais avait été à plusieurs reprises indexé par l’Union Européenne, les Etats-Unis et les organisations régionales de gestion de pêches sur l’absence de dispositions concernant la constatation d’activités de pêche INN, l’absence des sanctions et de mesures adéquates de contrôle sur les navires de pêche battant pavillon togolais, l’obsolescence des règles relatives à l’immatriculation des bateaux pratiquant la pêche INN et le manque de coopération avec la Commission Européenne dans le processus d’identification d’opérateurs INN.
Cependant depuis quelques temps, le secteur semble retenir de plus en plus l’attention de l’Etat. L’Assemblée nationale togolaise en 2016, avait adopté à l’unanimité le projet de loi portant réglementation de la pêche et de l’aquaculture. Cette loi a pour but de transcrire dans le corpus juridique togolais les nouvelles dimensions des activités de la pêche en lien avec l’évolution du droit maritime et la pêche INN.
Aussi, en Octobre 2016, le Togo abritait-il le sommet sur la sécurité et la sûreté maritimes et le développement en Afrique. Une rencontre sanctionnée par la signature d’une charte, prenant en compte la lutte contre la pêche INN.
La Préfecture Maritime joue également un rôle très déterminent dans ladite lutte. Selon le Chef Bureau Ordre Publique à la Préfecture Maritime, Lieutenant BANAWAI Tchilabalo, la préfecture maritime organise souvent des patrouilles mixtes en mer. « Ces patrouilles permettent de constater éventuellement des infractions telle que la pêche INN. Au cas échéant, la préfecture maritime réagit conformément aux dispositions en la matière », a-t-il indiqué, avant de préciser que « la surveillance des eaux togolaises est menée 24H/24, 7j/7, 365j/365 par la marine nationale ».
En outre, le lieutenant BANAWAI cite des exercices de renforcement de capacités comme celui du 11 Septembre 2017, organisé par l’Etat en collaboration avec la marine française aux fins d’outiller les acteurs des différentes administrations impliquées dans l’action de l’Etat en mer, à lutter contre la pêche illicite.
Il est tout de même important de souligner que le Togo a adhéré aux instruments régionaux comme la convention sur les conditions minimales à respecter pour accéder aux eaux de la zone réglementée par le Comité des pêches du centre-ouest du golfe de Guinée (CPCO) ; le plan d’action régional de lutte contre la pêche INN dans la zone de compétence du CPCO et la directive de l’Union économique et monétaire ouest-africaine concernant les systèmes de suivi, de contrôle et de surveillance pour les pêches.
Par ailleurs, la société civile joue sa partition aux côtés de l’Etat. « Nous faisons régulièrement des contrôles pour constater ce qui se fait par l’Etat au large des côtes et nous l’interpellons au besoin », informe M. Sylvain AKATI, Président de l’Association des Jeunes pour le Développement Intégral (AJEDI) qui intervient dans le domaine de l’économie bleue.
Ces différentes mesures prises, reconnaissent les pêcheurs, «diminuent le phénomène». Toutefois, elles sont jugées « insuffisantes » par ces derniers qui font d’importantes suggestions au gouvernement.
Des pêcheurs réparent leurs filets au Port de Pêche de Lomé
Des perspectives envisageables
Deux propositions essentielles sont faites par les pêcheurs au gouvernement. Tout d’abord, la mise en place d’un comité de co-gestion pour promouvoir la surveillance participative des côtes avec la collaboration des pêcheurs locaux. Ensuite la construction des infrastructures sanitaires au Port de pêche de Lomé. « Ceci pour contrôler les produits halieutiques et détecter ainsi les poissons capturés par les pêcheurs locaux à l’aide des produits chimiques, en vue de décourager la pratique », recommande Mawouli, Pêcheur.
En revanche, ce pari ne sera pas totalement gagné, si au niveau mondial, rien n’est fait pour contrer le fléau. Anéantir la pêche illégale passe par des actions tout au long de la filière, du Sud au Nord notamment des actions de sensibilisations, le renforcement des mesures de sécurité, la mise en œuvre et l’amélioration globale des accords et mesures internationaux. Au demeurant, les auteurs de ces actes doivent eux même prendre conscience de la gravité de la situation. Il y va de l’atteinte à l’horizon 2030 de l’ODD 14 qui appelle à « conserver et exploiter de manière soutenable les océans, les mers et les ressources marines aux fins du développement durable » et de l’ODD1 qui vise à « Éliminer l’extrême pauvreté et la faim ».
Poissons frais
Ecrit par Hélène Doubidji